La poule à trois balles qui sait lire

Le premier prédateur de mes poules ne fut pas un renard, pas un rapace, pas une marte, ni une fouine, mais le chien domestique d’un voisin. Un Husky.

Le Husky est un chien de traîneau sibérien proche du loup avec un fort instinct de chasseur. Un animal peu adapté à un petit jardin de Porcaro. Un jour de Noël, il a décimé un coq, deux poules et cinq poussins. J’étais en colère. J’avais la rage et les larmes aux yeux en ramassant les cadavres disséminés autour du poulailler qu’il n’avait même pas dévoré.

Embêté face à la cagette que je lui tendait remplie de cadavres, le maître du chien m’a proposé naturellement de l’argent. 50 euros. Nous vivons dans un monde si déconnecté du vivant que l’argent pourrait tout remplacer. J’ai dit à cet homme que je me foutais de son fric, que ce qui m’importait c’était que son con de chien ne recommence plus jamais. Et j’ai quand même pris les cinquante balles. Aujourd’hui je le regrette : j’aurais dû demander plus.

Car je pense à cette Amérindienne Kuna des îles San Blas au Panama…

Notre voilier et celui d’une Française avec un chien étaient au mouillage devant une île habitée par des Kunas. Nous étions sur leur territoire. La Française débarquait son Jack Russel pour qu’il se promène. Le Jack Russel, s’il est tout petit, est un chien hyperactif qui apprécie les grands espaces. Autant dire qu’il est aussi adapté au bateau que le Husky à un jardin de Porcaro. Le Jack Russel, ce jour là, a tué la poule d’une Amérindienne. Et l’Amérindienne a réclamé 150 dollars en compensation. Quand la Française a contesté en ironisant « ça fait cher la poule ! », la femme Kuna lui a répliqué : « C’était une poule importante. Elle parlait ». Pour ne pas avoir de problème, la propriétaire du chien a payé, tout en se sentant arnaquée : « Elle se fout de ma gueule ! », grognait-elle. Pour ma part, j’ai toujours pensé que l’Amérindienne était franche et qu’elle avait raison. Sa poule lui parlait. Et aucune pile de billets verts ne pouvait la remplacer.

« Notre gamme de sensibilité à l’égard des animaux est réduite à peau de chagrin : beauté abstraite, figure infantile, compassion morale », écrit le philosophe Baptiste Morizot dans son essai « Manières d’être vivant ». Ce qu’il décrit n’a rien à voir avec la multiplicité riche et nuancée de sensibilités des peuples autochtones. Les animaux peuplent leurs mythes, leurs rêves, leurs imaginaires. Les femmes kunas cousent des tableaux de tissus : les « Molas », inspirés de leurs rêves. Elles préparent quatre de ces Molas avec le plus grand soin pour le jour de leur enterrement. Ces quatre Molas les suivront dans l’autre monde. Les figurines qu’elles y brodent représentent le plus souvent des animaux, ceux qui les accompagneront.

Dans notre vocabulaire, en revanche, « n’être qu’un animal » est rabaissant. Et l’Humain se doit de surmonter son animalité pour se civiliser…

Le dernier prédateur de mes poules était un renard ou une fouine. Ça m’a fait moins de peine de savoir qu’il existait toujours des prédateurs sauvages. Mais l’animal est revenu deux fois d’affilée et a fait de gros dégâts : sept poules, puis une poules et les dix œufs qu’elle couvait…

Alors j’ai commencé à regarder sur Internet comment piéger une fouine. Et l’algorithme m’a proposé des sites de chasseurs. Dans le Journal du Chasseur, la photo de la fouine faisait peur avec ses dents aiguisées. « C’est un animal susceptible d’occasionner des dégâts redoutable, y lit-on. Elle fait parfois vivre un calvaire là où elle décide de s’installer ». La vision de la fouine par les chasseurs m’a sidéré :

« Elle s’attaque à de petits animaux, le plus souvent sans défense, comme les poules par exemple, les canards, les oies… La fouine tue tout ce qui bouge sur son passage, si elle rentre dans un poulailler, aucune poule ne sera épargnée, le plus souvent décapitée. Mais ce ne sont pas les seuls dégâts que cet animal peut causer, en effet, la fouine peut également s’attaquer aux câbles électriques, câbles de voiture, laine de verre, lapins, oiseaux… Sans parler des nuisances olfactives dues à la très mauvaise odeur de ses déjections ». 

Alors j’ai cherché d’autres informations. Sur le site de la LPO, on peut lire une fiche d’une autre teneur et la photo de l’animal ressemble à une peluche.

« C’est la destruction des sites naturels qui a conduit la fouine à se rapprocher des habitations, y lit-on. La destruction des habitats réduit considérablement les proies sauvages et conduit la fouine à venir prélever sa nourriture dans le poulailler… L’homme est l’artisan principal des problématiques de cohabitation avec la fouine… Acceptons de cohabiter avec elles en mettant en œuvre des solutions non létales et bénéfiques pour tous. Chaque espèce a un rôle à jouer dans la nature ».

Selon Morizot, l’un des enjeux majeurs auquel nous devons faire face est de réapprendre, comme sociétés, à voir que le monde est peuplé d’entités autrement prodigieuses. Et de reconnaître qu’elles exigent une transformation de nos manières de vivre et d’habiter en commun.

Après ces attaques, et ces lectures, il ne me restait qu’une poule et deux coqs. Alors j’ai construit de nouvelles portes pour sécuriser le poulailler et je suis allée à l’association Les Caquetteuses acheter quatre poules de réformes à trois euros. Les poules dites « de réforme » sont des poules âgées de 18 mois qui ne pondent plus un œuf chaque jour. Comme il est hors de question dans un modèle capitaliste agro-industriel de nourrir chaque jour « à perte » une poule qui ne pond pas chaque jour, les élevages les envoient généralement à l’abattoir. Des associations comme les Caquetteuses leur sauvent la vie. Celles que j’ai récupérées venaient d’un élevage bio.

Leur comportement n’a rien à voir avec celui de ma petite poule survivante née dans mon poulailler. Si la survivante passe son temps à gratter le sol, à se percher et dort sur la cime d’un arbre, les caquetteuses ne savent pas griffer la terre pour chercher des vers et des insectes. Elles me suivent dans l’attente que les graines leur tombent dans le bec. Et elles volent à peine.

Seule l’une d’entre elle réussit peu à peu à s’ensauvager : elle essaie de voler, de gratter, elle suit le coq mimant ses gestes. Il lui enseigne.

Sa propre transition est le reflet de ce qu’il nous faut faire : nous réensauvager, accepter notre identité de vivant et notre destin commun avec le reste des vivants.

Quand j’observe les avancées de cette poule, je pense aux propos de Baptiste Morizot et je n’ai plus envie de piéger la fouine. J’essaie de reconnaître la myriade de formes de vie qui m’entourent, non pas comme un décors, mais comme les habitants de plein droit du monde.

Si le Husky tue cette poule, je réclamerai au voisin 150 euros. S’il me lance ironiquement « mais c’est la poule aux œufs d’or ! », je lui répondrais : « Cette poule était importante. Elle savait lire du Morizot ».

La publication a un commentaire

  1. Raimbeau

    Bel article Frangine,

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