Mon potager vu par Godin et Michéa

C’est la fin de la saison potagère. Je paille mes plate-bandes en attendant le printemps. Dans la serre, les derniers pieds d’aubergines, de poivrons, de piments et de tomates ne veulent pas mourir. Ils fournissent encore des petits fruits.

Une page se tourne dans le livre des saisons. Cinq mois de travail sont répartis en cagettes dans le garage et la maison, en attendant la cave en construction. J’ai enfin le temps de me livrer à un exercice d’additions. Je dresse le bilan de ma saison : 110 kilos de pommes de terre, 35 kilos de courges, 30 kilos d’oignons, etc… Si j’avais acheté tous ces légumes de garde au prix du marché bio, j’aurais dépensé 630 euros !

Puis je me plante devant la vieille armoire à bocaux. Et je dresse un autre inventaire complémentaire : 23 bocaux de tomates pelées, 29 bocaux de ratatouille, 40 bocaux de haricots verts, etc… En me référant aux prix de ces denrées dans les boutiques de producteurs bio, j’estime le coût du contenu de l’armoire à 1268 euros!

Mais que représente ces sommes que je n’ai pas empochées ? Peut-on considérer ce « magasin » de la Bastardière comme une sorte d’« équivalent de richesse » ?

Jean-Baptiste André Godin, l’un des fondateurs de l’économie sociale et solidaire, conceptualisait ainsi le rôle des magasins d’alimentation au sein de son familistère. Ceux-ci constituaient selon lui un « équivalent de la richesse » parce qu’ils permettaient de consommer des marchandises de qualité, sans luxe ni frivolité: au final, cette possibilité de bien s’alimenter participait à la bonne économie domestique des ménages de la communauté, comme le fait en quelque sorte mon potager, sans pour autant constituer à proprement parler un salaire.

J’aime cette idée d’équivalent richesse…. D’autant que le bilan de ma production n’est pas tout à fait complet. Depuis le mois de juin, en effet, nous nous sommes alimentés de cueillettes directes, à deux, durant cinq mois, tout en nourrissant fréquemment durant toute la saison, des woofeurs, des stagiaires et autres convives de passage, qui plus est, en offrant à l’occasion des légumes aux poteaux et aux voisins.

En me basant sur la consommation moyenne mensuelle d’un couple de Français en fruits et légumes (estimée à environ 200 euros), j’ajoute donc sans hésiter 1000 euros à mon addition : 630 + 1268 + 1000 font 2898 euros !

Comme je dédie approximativement un mi-temps pendant cinq mois à produire toutes ces denrées qui vont nous nourrir toute l’année, je me permets cet autre calcul qui vaut ce qu’il vaut : pendant ces cinq mois consacrés à mi-temps au potager, je gagne en nature l’équivalent richesse d’environ 600 euros par mois. Pas si mal !

Mais cultiver son potager n’est pas vraiment reconnu comme une activité. Le philosophe Jean-Claude Michéa appelle pourtant cela « reprendre en main l’autonomie de base ».

Selon lui, il est essentiel de produire ce qui est nécessaire pour les besoins vitaux, individuellement ou collectivement, à l’échelle d’un foyer, d’une communauté, d’un village, voire de régions autonomes (telles les « biorégions » envisagées par le mouvement de la Décroissance)…

Bien sur, il ne s’agit pas d’être autonome à 100 %. Produire nos céréales sera difficile (encore plus des vêtements ou des téléphones!). Nous parlons bien d’autonomie de base. Et si mon potager est un jardin individuel, j’envisage d’étendre cette autonomie de base au cercle collectif plus large du territoire, en faisant de ce potager un support pédagogique dans le cadre de l’association « Accueil Paysan », également en achetant le reste de nos nécessités localement, voire en les troquant contre des légumes auto-produit…

Pour Michéa cette autonomie toute relative a déjà quelque chose d’assez subversif dans le système capitaliste : « Le capitalisme, s’est construit en détruisant la base sur laquelle il s’asseyait », explique-t-il. « Le capitalisme a fait de l’autonomie une cible ». à l’image de ce que pensait Adam Smith : rien n’est plus stupide que de produire ce que l’on peut acheter !

Or, selon Michéa, une société humaine libre suppose cette autonomie de base. Si une certaine autonomie a disparu peu à peu depuis les années Soixante en France, elle doit se reconstruire avec la logique d’entraide et de solidarité propre à la vie des campagnes qui est souvent restée vivace, en remettant l’humain au cœur de la réflexion.

Écouter son interview en podcast m’a revigorée ! Je me suis dit que pour participer la transition écologique, il fallait bel et bien mettre les mains dans la terre. Après tout, il est peut-être aussi fondamental de savoir produire de la nourriture que de savoir lire et compter?!

La publication a un commentaire

  1. Mathieu Bostyn

    Excellente analyse ! Très bon de rappeler ce principe de l’équivalent richesse et d’autonomie de base. ça donne du grain à moudre pour dépasser les approches romantico-bobo-écolo ou survivalistes de l’autonomie, qui ont tendance à enfermer nos initiatives dans une caricature pour mieux les décrédibiliser.
    Reposer l’autonomie de base comme condition pour penser nos alternatives, voire plutôt comme conditions pour rendre possible la responsabilité collective, permet d’ouvrir une question plus large sur la libération individuelle pour faire des collectifs solidaire du monde dans lequel ils vivent. Comment dépasser le dilemme de l’oeuf ou la poule dans nos tentatives individuelles de faire collectif ? Il reste sûrement à penser le rapport à la propriété et aux conditions de la générosité. Au coeur de l’expérience de la Bastardière. Lâchez rien les copaines, c’est trop bien ce que vous faites !

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