Je n’ai jamais été aussi proche des Amérindiens rencontrés en voyage qu’en en étant aussi éloignée ici. C’est en cultivant mon potager que j’ai ressenti au plus près leur vision holistique du vivant. Avant de mettre les mains dans la terre, j’avais seulement admiré leur perception du monde. Et quand j’ai planté mon premier potager, j’ai simplement regardé le sol comme un support où enfoncer des graines. C’est ainsi, je suppose, que beaucoup d’agriculteurs en conventionnel perçoivent leur terre depuis le remembrement et ce qu’on a appelé la « Révolution verte » : tracteurs, machines, rentabilité, dosage d’éléments minéraux, projection de la production en quintaux, additions, multiplications, et beaucoup de soustractions… du vivant. Leur sol est mort.
Peu à peu, au contraire, j’ai vu évolué mon potager bien mulché.
En agroécologie (ou en permaculture), le cultivateur regarde la terre comme l’élément essentiel d’un écosystème. Cela change tout. Selon cette perception, l’être humain n’est que le minuscule élément d’un tout, qui plus est à peine plus malin que les autres. Une vision proche de celle de Guédia, cette amie amérindienne panaméenne de l’ethnie Ngöbe. Je pense à elle.
Il y a quelques années, nous avons passé du temps dans sa petite communauté à recueillir son témoignage et à filmer son combat pour préserver son mode de vie lié au fleuve, à la biodiversité. Une entreprise hydroélectrique financée par des banques européennes et de crédits carbone allait alors construire un barrage sur la rivière traversant ce territoire amérindien.
Avant l’inondation des berges du fleuve avec des vergers, des cultures et de pierres sacrées, Daniel l’avait photographié dans son champ de potirons. Un champ cultivé sur sol vivant, « en semis direct sous couvert végétal de plantes vivaces », dirait mon instructeur en agroécologie qui n’a rien inventé. Alors que je réapprends à copier la nature pour faire pousser des légumes, Guédia savait, elle, sans trop se poser de questions, que la nature tend toujours vers son climax poussée par la fertilité naturelle du sol quand il est bien vivant.
En fait, une plante c’est surtout du vent ! Seuls 2 à 3% de la biomasse des plantes sont issus du sol alors que 97 à 98% viennent de l’air*. Grâce à la photosynthèse, la plante absorbe le CO2 de l’atmosphère pour le transformer en sucres et s’en alimenter. Puis l’énergie chimique qu’elle a fabriqué à partir d’énergie solaire nourrit les micro-organismes qui créent l’humus et le sol dont elle a besoin pour s’enraciner. C’est une incroyable alchimie qui transforme du plomb en or et génère de l’autofertilité.
Quand je prends maintenant une poignée de terre, je regarde les bestioles s’animer et je pense à tous ces petits êtres vivants invisibles qui pullulent sous mes doigts. Il y a plus d’organismes vivants dans une cuillère de sol que d’habitants sur la planète. 66% de la biomasse animale terrestre (êtres humains compris) est souterraine, ai-je appris dans mon cours de maraîchage sur sol vivant. Le vrai chef d’orchestre de la Terre n’est pas l’Homme mais bien le ver. En digérant les végétaux, il recycle les matière organiques du sol pour les mettre à la disposition des plantes, chiant de l’azote, créant des milliers de kilomètres de galeries, véritables autoroutes pour les racines et l’eau…
C’est de ce constat que découle les trois grands principes du maraîchage sur sol vivant: un sol jamais travaillé, un sol toujours couvert, une production de biomasse maximisée…
Mais après la Révolution verte, la Politique Agricole Commune a encouragé tout a fait l’inverse : le labour, les sols à nu, l’extension des surfaces des champs et l’éradication des haies bocagères, l’ajout d’intrants chimiques… Cette détérioration des sols est malheureusement planétaire : selon la FAO, un tiers de terres arables sont dégradées.
« Le soleil sur la terre nue est un drame! », assène dans un de mes cours Konrad Schreiber, agronome spécialisé en agriculture de conservation des sols. « Le labour est un holocauste de vers de terre », martèle quant à lui Marc André Sélosse, un biologiste du sol. L’une de ses conférences m’a sidérée. En augmentant la teneur du sol en matière organiques des surfaces cultivés, on pourrait absorber tout le CO2 dégagé par l’activité humaine dans l’atmosphère, y expose-t-il. 20 hectares de sol vivant (non travaillé et couvert) captent les émissions d’un français sur une année. Ainsi, cultiver sous couvert végétal, agirait comme un puits de carbone capable d’absorber les émissions de gaz à effet de serre. Une solution pour la planète pourrait venir du changement de modèle agricole…
Mais au lieu d’encourager l’agroécologie , on multiplie les métaniseurs géants qui brûlent la matière organique pouvant servir à enrichir les sols et à offrir gîte et couvert aux vers de terre. On favorise les grandes exploitations avec leurs grosses machines tueuses de vers et l’on octroie des dérogations aux pesticides qui accentuent encore la pollution et la dégradation …
Il est vrai que le gouvernement a une autre solution : moins se chauffer et mettre un col roulé.
Je devrais commencer à tricoter des mini chaussettes pour mes vers de terre en pensant à la rivière aujourd’hui dévastée où l’on se baignait avec Guédia…