Les plantes potagères dépérissent peu à peu. C’est l’automne, je recommence à pailler et bâcher mes parcelles. Les conserves stérilisées ont été rangées dans la cave. Les dernières récoltes ont été retirées des claies du séchoir solaire. Nous avons éteint le frigo jusqu’au printemps prochain. Le garde-manger fera l’affaire tout l’hiver. Les panneaux solaires qui assurent notre autonomie électrique génèreront juste de quoi alimenter notre éclairage, nos ordis, la recharge de nos vélos électriques… et bientôt l’eau chaude! En conjuguant frugalité énergétique et simplicité, les techniques douces qu’on qualifie aussi de « low tech » font désormais partie de notre mode de vie.
Je ne parle pas simplement d’objets que nous avons fabriqués pour renforcer notre autonomie. Je pense « mode de vie ». La Low tech n’est pas un catalogue d’objets. C’est une philosophie, une démarche. nous on le voit ainsi. Et c’est aussi la définition qu’en fait le rédacteur en chef du Low Tech journal, Jacques Tiberi. Dans son livre « Qu’est-ce que la low tech ? Tout comprendre (ou presque) à la sobriété technologique », on peut lire cette définition synthétique : La low tech est une philosophie où l’on se poserait trois questions : est-ce utile ? Est-ce réellement le plus soutenable possible ? Est-ce que ça nous rend plus autonome ?
Être lautéqueuse ou lautéqueur, n’a pas simplement à voir avec l’emploi courant d’objets utiles, réparables et soutenables. c’est bien plus holistique que cela. Il s’agit, selon Tibéri, d’une fabrique de nouveaux imaginaires. La low tech propose à sa petite échelle un contre-projet de société autour de trois grands concept : l’autonomie, la déconsommation et l’innovation frugale.
Tibéri insiste sur une invitation à reprendre le contrôle sur sa vie et son bien-être. Se réapproprier son alimentation, sa santé, ses déplacements, ses loisirs… C’est en cela que la low tech n’est pas seulement technologique, elle est aussi systémique. Car elle vise à remettre en cause les modèles économiques, organisationnels, sociaux, culturels…
En relisant Tibéri, j’ai pensé à un article sur lequel je suis tombée récemment. Il est signé par Etienne Helmer, qui l’a écrit il y a dix ans pour « La revue de philosophie économique ». Ce professeur de philo s’intéresse alors aux Cyniques grecs, c’est à dire à Diogène et ses congénères.
Depuis la Bastardière, avec son potager vivrier, sa maison de paille, son four en terre, ses poêles à bois et son séchoir solaire, je me permets un grand saut en arrière dans l’antiquité grecque. Car au cœur du Cynisme se trouvait l’idée d’autosuffisance : être capable de vivre dans la frugalité, en se contentant des nourritures les plus simples, et en refusant tout ce qui ne semblait pas nécessaire, faisait partie de la philosophie cynique, explique Helmer.
Je précise qu’à la Bastardière, on n’a pas poussé la conduite transgressive aussi loin que l’antique Diogène : il se masturbait en public, envisageait qu’on puisse se nourrir de chair humaine, ne s’opposait pas au parricide, et préconisait une entière liberté sexuelle pouvant aller jusqu’à l’inceste…
Quoiqu’il en soit, le mode de vie de Diogène était envisagé comme une capacité à se satisfaire du minimum. Ne dépendre d’aucune autre loi que celle de la nature était le leitmotiv de ses adeptes.
Or, en imaginant les Cyniques portant une simple besace, vêtus d’un unique manteau, dormant dans les temples (ou dans un tonneau), mendiant leur pitance, dans une pauvreté volontaire, on oublie souvent la radicalité politique et économique qu’ils défendaient.
Les cyniques grecs rejettent les institutions économiques de leur temps, nous rappelle Helmer. Ils contestent les valeurs sur lesquelles elles reposent qui entravent la liberté et l’autosuffisance individuelles. « Ces institutions sont principalement les suivantes : le travail productif artisanal, effectué par les esclaves ou les citoyens pauvres, et qui se tourne progressivement vers la production de biens de consommation à des fins de profit » ; « le commerce et l’activité bancaire, qui commencent à s’autonomiser par rapport aux échanges strictement nécessaires et tendent à devenir des pratiques lucratives par elles-mêmes » ; enfin, « la monnaie, qui cesse d’être un simple instrument facilitant l’échange pour devenir la finalité d’un art de l’enrichissement illimité ». Bien que datant de trois siècle avant J.-C., la doctrine cynique parait terriblement moderne !
Selon Helmer, elle a pour but alors d’alerter sur la part de convention qui façonne la vision et la pratique économiques, et qui écarte de la nature et du bonheur. Les Cyniques adoptent en effet une vie qui rend caduques les institutions et, avec elles, les activités et les modes de vie qui leur sont associés : « les ressources fournies par la nature ou le hasard suffisant amplement, deviennent presque inutiles le travail et la production, l’échange marchand et l’argent ». Helmer fait remarquer que la frugalité cynique n’entraine pas une absence de lien économique : elle reconfigure plutôt l’organisation économique de la société par ses pratiques et ses actes liés à la satisfaction des besoins.
Comparaison, n’est pas raison : il est bien difficile de penser à Diogène comme un lautéqueur antique… En cherchant bien, on pourrait se dire qu’il a choisi le tonneau low tech, à la place de la maison high tech de l’époque ! Et qu’en marcheur équipé d’un bâton, son énergie musculaire était la seule qu’il consommait.
En fait, comme la lautéqueuse et le lautéqueur modernes, les Cyniques questionnent surtout les besoins. Et si la notion de « besoin essentiel » reste très subjective, Tiberi coupe court aux tergiversations sur ce point. « Dans la société consumériste, le seul besoin essentiel, c’est l’argent, expose-t-il… De l’argent pour quoi faire ? Pour répondre au seul besoin universel : l’énergie ! » Et de conclure (ce qui pourrait être la doctrine cynique d’aujourd’hui ?) : soyez sobre en énergie, vous serez frugaux en toute chose !
(Comme disait un autre philosophe : à condition de cultiver votre jardin…)